RESTE-T-IL DES HOMMES LIBRES ?
Un ministre déclarait l'autre jour à Montréal: "Le jour où l'Etat aura charge de tout, personne n'aura plus charge de rien; quand l'Etat sera propriétaire de tout, le citoyen sera dépouillé; lorsque l'Etat réglera l'activité dans tous les domaines, la liberté aura vécu".
La société moderne a pour principale caractéristique l'envahissement de l'Etat dans tous les domaines de la vie privée et de la vie professionnelle. Autrefois, le gouvernement était une puissance éloignée, dont la fonction principale consistait à assurer l'order public et à arbitrer les conflits entre les individus et les classes. On était satisfait de cet Etat, législateur et juge, parce que chacun pourvoyait à ses besoins par sa propre industrie.
D'ailleurs l'économie toute artisanale qui dominait à l'époque, favorisait la pratique par les individus et les familles des vertus de travail, d'économie et de prévoyance. On était à cent lieues de compter sur le gouvernement pour naître, vivre, souffrir et mourir.
Mais les temps sont changés. La grande industrie a enlevé aux travailleurs la propriété de leurs outils, et le contrôle de leur métier. Avec le prolétariat s'est développé l'esprit d'imprévoyance. Une proportion de plus en plus grande de la population a perdu la maîtrise de sa vie. Elle est ballottée par le flux et le reflux de l'embauchage et du chômage; aujourd'hui elle vit dans l'abondance, demain elle sera à la charge de la société; on fait ripaille durant les bonnes armées et on crève de faim quand ça va mal.
Car il y a au-dessus de tout un dieu généreux et débonnaire qu'on appelle l'Etat. Met-on-des enfants au monde? L'Etat se charge de les élever en partie par des allocations familiales. C'est l'Etat qui se charge de plus en plus des frais d'instruction. En cas de maladie, d'accident, d'infirmité, la providence-Etat prend soin de nos afflictions. Et avec la vieillesse, c'est encore l'Etat qui se charge de verser chaque mois ce que la prévoyance individuelle n'a pas eu le bonheur d'accumuler.
Les choses en sont rendues à ce point qu'il n'existe pratiquement plus un seul homme et une seule femme qui n'aient l'occasion de recevoir, au moins une fois par année, une gratuite du gouvernement. Celui-ci n'est plus une puissance lointaine et abstraite. Il est notre voisin, notre vis-à-vis, notre compagnon de chaque jour. C'est avec lui que nous traitons nos affaires les plus intimes, c'est à lui que nous déclarons nos secrets les plus cachés.
Cet envahissement ne s'est pas fait sans qu'il nous en coûte quelque chose. Nous avons dû consentir à la perte d'une certaine part de liberté. Autrefois, l'Etat était représenté par le gendarme qui pourchassait les criminels et qui protégeait les honnêtes citoyens. Aujourd'hui l'emblème de l'Etat, c'est l'enquêteur. Il se présente à vous sous le symbole de la déclaration à signer, de la formule à remplir, du serment à prêter, du rapport à expédier. Les bureaux veulent tout savoir, tout compiler, tout étiqueter. On sait où voua êtes né, combien vous avez d'enfants, si vous souffrez d'une hernie, si vous avez eu la scarlatine, quel est votre revenu, où vous vous proposez de mourir. Votre histoire, votre cas, comme on dit en médecine, est enregistre quelque part dans les voûtes de l'Etat. Vous êtes connu, non pas sous votre nom et avec votre personnalité, mais par un numéro. Il existe au Canada un peu plus de quinze millions de numéros. Pour vous et moi, ce sont des personnes en chair et en os; mais pour le gouvernement, pour les bureaux, ce sont des échantillons à quinze millions d'exemplaires, tous relevant de l'Etat, tous assujettis aux tracasseries innombrables de l'Administration.
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